J’ai rencontré Shantidas et Chanterelle en naissant. Ils avaient prêté leur chambre pour l’accouchement car mes parents, cette année-là, campaient dans le jardin. C’était en automne 54, à Tourrettes-sur-Loup, juste avant le déménagement de la communauté naissante à Bollène. Le lendemain de ma naissance, toute la petite équipe, habillée de blanc, s’est rendue à l’église pour le baptême. Chanterelle, ma marraine, portait fièrement le bébé enroulé dans ses lainages blancs.
Du plus loin que je puisse me souvenir, Chanterelle n’était que sourire. Si elle me reprenait, quand elle m’apprenait à lire par exemple, son visage s’allumait aussitôt après, comme pour m’encourager. Pour chacun de mes anniversaires, elle me demandait ce que je désirais. Et moi je rêvais, comme Cendrillon devant sa marraine : je demandais une colombe ou un lapin blanc… Elle finissait toujours par me coudre un vêtement, et le jour venu, j’étais invitée chez elle pour le goûter ; nous dégustions ensemble une mousse au chocolat qu’elle avait préparée elle-même. Un pur délice, que Shantidas appréciait beaucoup aussi ! Souvent elle me prenait à côté d’elle pendant les repas communautaires, et assise ainsi entre eux deux, je me sentais comme la fille du chef. Elle était toujours joyeuse, enjouée, chantante, enthousiasmée.
Shantidas, lui, était plutôt silencieux. Mais pour la petite fille que j’étais cela semblait tout à fait normal et naturel. Bien sûr je n’allais pas sauter sur ses genoux comme avec d’autres, mais je le sentais proche et bienveillant, plein de douceur .
Leur couple me semblait porter la communauté. Leur présence, leur prestance, leur façon d’accueillir, d’encourager, d’entourer, de veiller, de présider, de tout cela émanait un sentiment de calme et de sécurité.
Quand l’un des enfants tombait du mur de pierres, ou d’une branche d’arbre, Chanterelle avait sa façon à elle de le prendre en charge : elle lui faisait boire un grand verre d’eau, puis vérifiait qu’il aille ensuite faire pipi. Elle était alors tout à fait rassurée, estimant que si l’eau était évacuée, c’est que tout le corps fonctionnait !
Passant sous l’arbre où j’étais toujours perchée, dans ma robe rouge, Shantidas avait un jour déclaré : je t’appellerai « cerise » ! Mais plus tard, au cours d’un repas communautaire, il cherchait en vain quel oiseau j’étais. Un oiseau, certes, mais il ne savait pas lequel.
Chanterelle chantait comme d’autres respirent. Une voix intense, montant sans peine dans les hauteurs, emplissant l’air de nostalgie ou de bonheur. Elle chantait et entraînait avec elle toute la communauté, pour bénir le repas, pour les liturgies ou pour les fêtes. Chaque semaine nous nous retrouvions dans la cuisine autour de quelques bougies, et, le diapason dans une main et ses lunettes dans l’autre, elle nous faisait travailler les partitions à trois ou quatre voix avec persévérance et patience. C’étaient des moments joyeux, de connivence et d’harmonie.
Shantidas chantait aussi, avec elle ou avec nous, mais je me souviens surtout qu’il parlait et enseignait. Très jeune, j’aimais aller à ses causeries sous le tilleul. Je ne sais pas ce que je pouvais comprendre, mais j’aimais l’écouter. Je sentais qu’il se passait quelque chose d’important, que ses paroles posées une à une avec fermeté ouvraient des voies ou des vérités.
Shantidas et Chanterelle aimaient aussi nous voir danser. Ils ne s’y mettaient eux-mêmes que rarement, mais la danse rythmait la vie communautaire presque autant que le chant. Je revois Shantidas, lors d’un stage de danse que Gazelle nous donnait, à nous les adolescentes, et combien il était heureux de voir nos talents se développer. Nous avons aussi dansé ensemble pour certaines liturgies, mêlant nos âges et nos souplesses si différentes dans une même chorégraphie. C’était particulièrement émouvant de voir Jacques le laboureur danser avec son corps raidi par les travaux des champs ! Avec Shantidas et Chanterelle nous étions toujours en cours de création.
Quand les difficultés de couple de mes parents se sont accentuées, après vingt ans de vie commune à l’Arche, Shantidas et Chanterelle se sont montrés très attentifs et présents. Évidemment ils semblaient tout à fait impuissants, et je ne sais pas s’ils pouvaient parler vraiment entre adultes, mais ils étaient souvent chez nous, comme un témoignage de leur affection.
La dernière mousse au chocolat que nous avons partagée fêtait mes 20 ans. Didier était aussi invité, Didier Martinet que j'ai épousé quelque temps après… et c’est ainsi que j’ai su quel oiseau je suis !